Ce que l'on sait de "Portal Kombat", le réseau de sites de désinformation pro-russes dénoncé par la France

Viginum, service chargé de détecter les ingérences numériques étrangères, a identifié près de 200 sites relayant massivement des contenus trompeurs, pensés pour légitimer l'invasion de l'Ukraine et influencer les soutiens de Kiev, dont la France.
Article rédigé par franceinfo avec AFP
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
La France dénonce l'existence d'un réseau de sites relayant de la propagande pro-russe en Europe, surnommé "Portal Kombat" (photo d'illustration). (JAKUB PORZYCKI / NURPHOTO / AFP)

Des "manœuvres informationnelles hostiles" que "la France condamne fermement". Alors que la guerre en Ukraine entre bientôt dans sa troisième année, et que de nombreuses élections vont mobiliser les opinions publiques à travers le monde, l'organisme français de lutte contre les ingérences numériques étrangères Viginum a révélé, lundi 12 février, l'existence d'environ 200 "portails d'information" servant à diffuser de la propagande pro-russe à destination des soutiens de Kiev en Europe. Voici ce que l'on sait de ce réseau surnommé "Portal Kombat".

Trois "écosystèmes" de sites de propagande

Après quatre mois de travail, Viginum a mis au jour un réseau "structuré et coordonné" d'au moins 193 portails d'information "aux caractéristiques similaires, qui diffusent des contenus pro-russes à destination d'audience internationale", en Europe et aux Etats-Unis. Dans son rapport technique (PDF), l'organisme français de lutte contre les ingérences numériques distingue trois ensembles apparus à différentes périodes.

La plus grande partie (147) appartient à l'"écosystème historique". Cet ensemble de sites créés depuis 2013 ciblait avant tout "des audiences russes et ukrainiennes", avec des noms de domaine comportant le nom de localités des deux pays. "Plusieurs de ces sites, notamment ceux qui ciblaient l'Ukraine, sont aujourd'hui inactifs ou hors-ligne", note Viginum.

L'écosystème "-news.ru" regroupe pour sa part 41 "sites d'intérêt" créés entre avril et décembre 2022, et destinés aux audiences russophones d'Ukraine. "Certains sites ciblent des localités très précises et stratégiques à l'image de Kherson ou Marioupol", précise le rapport.

Fondés en juin 2023, les sites les plus récents appartiennent à "l'écosystème Pravda", mot russe qui signifie "vérité", et qui renvoie au nom de l'ancien quotidien du Parti communiste soviétique. Au nombre de cinq, ils visent directement "plusieurs pays occidentaux qui ont publiquement affiché leur soutien à l'Ukraine" : la France (avec pravda-fr.com), l'Allemagne, l'Autriche et la Suisse (pravda-de.com), la Pologne (pravda-pl.com), l'Espagne (pravda-es.com), le Royaume-Uni et les Etats-Unis (pravda-en.com).

Viginum estime "avec un haut degré de confiance" que ces trois groupes "appartiennent à la même infrastructure numérique". Le réseau a été surnommé "Portal Kombat" par l'organisme, "en référence à [sa] stratégie informationnelle offensive" et à la célèbre série de jeux vidéo Mortal Kombat.

Des publications massives, automatisées et ciblées

L'objectif du réseau est de "couvrir le conflit russo-ukrainien en présentant positivement 'l'opération militaire spéciale' [le nom donné par la Russie à l'invasion] et en dénigrant l'Ukraine et ses dirigeants", affirme Viginum. Pour ce faire, les sites publient des contenus "très orientés idéologiquement [qui] exposent des narratifs manifestement inexacts ou trompeurs".

Par exemple, une fausse liste de 13 "mercenaires" français qui "étaient à Kharkiv" au moment d'une frappe russe sur la ville, selon pravda-fr.com. Ou un contenu titré "'Ça suffit !' : la France appelle à des mesures radicales contre Zelensky", des propos en fait tenus par Florian Philippot, ex-député d'extrême droite habitué des théories complotistes et dont les déclarations n'engagent pas Paris.

Pour maximiser leur influence, ces sites publient de manière massive et automatisée : le système Pravda a publié plus de 152 000 articles en moins de trois mois (entre le 23 juin et le 19 septembre), selon Viginum. Aucun contenu original là-dedans, mais des reprises de textes majoritairement tirés "des comptes de réseaux sociaux d'acteurs russes ou pro-russes, des agences de presse russes et des sites officiels d'institutions ou d'acteurs locaux".

Ces sites traitent également d'autres thématiques "proches des sphères complotistes francophones", pour décrédibiliser "la parole politique, les médias" ou les institutions internationales, précise Viginum. Dans cette optique, ils peuvent s'emparer d'autres d'actualités éloignées de l'Ukraine : pravda-fr a publié de nombreux contenus "dénigrant la présence française au Sahel ou promouvant un accroissement de la coopération entre la Russie et le continent africain", détaille l'organisme.

Les sites de l'écosystème "historique" reprennent de leur côté des contenus "relativement peu
politisés, voire inoffensifs", mais ceux qui ciblent des villes russes "propagent de facto des contenus politiques qui vantent, entre autres, le bien-fondé de 'l'opération militaire spéciale'". En revanche, les sites "-news.ru" créés depuis l'invasion de l'Ukraine sont pensés dès le départ comme "de véritables 'caisses de résonance'" de la propagande russe, en essayant d'"amplifier le ressentiment des populations locales russes à l'encontre des autorités ukrainiennes et informer sur les opérations militaires en cours".

Des effets en principe limités en France

"Malgré un système élaboré, les conséquences en France sont restées modérées", explique Viginum au Figaro. Les audiences des sites du réseau Pravda paraissent faibles par rapport au nombre de contenus publiés : pravda-fr a enregistré seulement 10 700 visites en novembre 2023, soit moins que les versions polonaise (17 600), allemande (34 400), anglophone (36 700) et espagnole (55 000).

Cette audience limitée ne doit pour autant pas être prise à la légère, souligne Viginum. "Compte tenu de ses caractéristiques techniques, des procédés mis en œuvre ainsi que des objectifs poursuivis, ce réseau constitue une ingérence numérique étrangère", conclut le rapport technique.

Pas de commanditaire désigné

Dans un nouveau rapport publié jeudi 15 février, Viginum a dévoilé un des potentiels responsables de ce réseau de désinformation : l'entreprise TigerWeb. Cette société russe domiciliée en Crimée, créée en 2015 (donc après l'annexion de la péninsule ukrainienne par la Russie en 2014), est une entreprise de développement web qui développe et maintient des sites dans des secteurs comme la restauration, le sport ou la médecine. Elle a joué "un rôle majeur (...) dans la création et l'administration des sites du réseau 'Portal Kombat'", selon l'agence française.

Aucun commanditaire précis n'est pour autant désigné comme responsable de l'opération d'ingérence, ni dans le rapport de Viginum ni dans les déclarations officielles de Paris, Berlin ou Varsovie. Une prudence habituelle pour Paris, vu les difficultés techniques et diplomatiques à attribuer des telles actions à un groupe particulier. Néanmoins, cette structure est présentée comme un "réseau russe" dans le communiqué du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.